Le Service des collections remarquables dispose d’un fonds de livres anciens varié où on a identifié une quinzaine d’imprimés en langue arabe, enrichissant notablement la diversité linguistique et culturelle du service. Ces documents, datés pour la plupart du XIXe siècle, incluent également trois ouvrages plus anciens, datant respectivement du XVIe et du XVIIIe siècle.
Le corpus se caractérise par une diversité linguistique : plusieurs ouvrages présentent une coexistence de l’arabe avec d’autres langues savantes, liturgiques ou anciennes (le turc ottoman, le latin, le copte et le grec), soulignant les interactions culturelles et religieuses. Cette pluralité linguistique permet de montrer les dynamiques de traduction, d’érudition, mais aussi de coexistence confessionnelle, notamment dans les milieux chrétiens orientaux. Les thématiques abordées sont variées, allant de textes religieux (exégèse, liturgie, prières) à des ouvrages savants dans les domaines de la grammaire, de la rhétorique ou de la géographie. Ce corpus constitue un témoignage précieux sur l’histoire du livre arabe et multilingue, et sur les circulations et échanges intellectuels entre les espaces culturels méditerranéens et orientaux.
Les documents viennent d’être catalogués dans le SUDOC (Catalogue collectif français des bibliothèques de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche), où la langue arabe représente un défi aux bibliothécaires. Lorsque les notices existaient (pour seulement un tiers du corpus), elles ne comportaient que des informations sommaires et seulement le titre translittéré ou traduit en français. Le signalement a donc nécessité une reprise des données dans ce premier cas et la création de nouvelles notices pour les deux autres tiers des ouvrages. Ce travail s’inscrit dans la dynamique de valorisation patrimoniale actuelle du service, en vue de diffuser les imprimés anciens auprès d’un public plus large. Pour mieux saisir les spécificités de ce corpus et les défis qu’il pose au catalogage, voici une sélection d’ouvrages significatifs.
Kitāb Nuzhat al-mushtāq : un récit géographique

Ce précieux ouvrage de géographie médiévale, rédigé par le savant andalou al-Idrīsī (1100?–1165?), a été imprimé à Rome en 1592. Il s’agit du plus ancien ouvrage en langue arabe de ce corpus, et peut être considéré comme l’un des premiers exemples connus d’impression de textes scientifiques arabes à l’aube de l’époque typographique. L’ouvrage constitue un témoin remarquable de la transmission du savoir arabe à l’époque moderne. Il illustre l’intérêt croissant des milieux savants européens pour la science arabe, notamment dans les domaines de la cartographie et de la géographie.
Al-Idrīsī fut géographe de la cour normande de Sicile et l’auteur du célèbre Kitāb Nuzhat al-mushtāq fī ikhtirāq al‑āfāq (Le Livre de la description agréable de ceux qui désirent parcourir les horizons), connu en Occident sous le nom de Tabula Rogeriana. Son œuvre, fondée sur des sources variées, grecques, arabes et locales, propose une représentation du monde d’une grande précision, mêlant observations empiriques, cartes et descriptions culturelles. La page de titre bilingue, en arabe et en latin, illustre cette volonté de dialogue entre cultures savantes. L’œuvre d’al‑Idrīsī marque un moment clé dans la transmission du savoir scientifique arabe vers l’Occident, à travers les premiers pas de l’imprimerie en caractères arabes.
Une bible en turc ottoman à caractères arabes

La majorité des ouvrages traitent du domaine religieux (bible, prière, critique et interprétation), y compris un imprimé remarquable, qui présente une bible rédigée en turc ottoman, une langue officielle de l’Empire ottoman du XIVe siècle jusqu’au début du XXe siècle. Cette version du texte sacré témoigne de l’importance de la diffusion des textes religieux dans différentes langues par les soins de la Société biblique britannique et étrangère.
La particularité de cet exemplaire réside dans l’utilisation des lettres arabes pour la rédaction en turc ottoman au niveau de la page de titre ainsi que pour l’errata. Ce choix souligne le rôle central de la langue arabe comme langue savante et liturgique, même dans des textes destinés à un lectorat turcophone. Il reflète également les interactions linguistiques et culturelles complexes entre communautés musulmanes et chrétiennes. Le document constitue un témoignage précieux non seulement de la diffusion du christianisme en milieu ottoman, mais aussi de la coexistence et du dialogue entre différentes langues et cultures.
Un guide de l’apprentissage de l’arabe
Imprimé en 1839 à Malte et rédigé en langue arabe par Fāris Chidyāq (فارس الشدياق), figure marquante de la renaissance intellectuelle arabe, l’ouvrage se distingue tant par son contenu que par sa forme. Destiné à l’enseignement de l’arabe à un jeune public maltais, l’ouvrage adopte une approche progressive et variée : il réunit un alphabet, des éléments de grammaire, des poésies, des fables, des proverbes littéraires et des anecdotes humoristiques, afin d’éveiller l’intérêt tout en facilitant l’apprentissage.

Au-delà de son contenu éducatif, l’importance de ce livre réside dans sa forme typographique novatrice. Contrairement à la tradition manuscrite arabe — souvent dense, sans ponctuation ni structure claire — Chidyāq souligne avec lucidité l’urgence de réformer les pratiques d’écriture et d’impression dans le monde arabe. Il plaide pour une mise à niveau des techniques typographiques, en s’inspirant des modèles européens. Il opta pour une mise en page influencée par les standards occidentaux, avec un soin apporté à la lisibilité et à la structuration du texte. Cette prise de position audacieuse témoigne de son engagement en faveur du progrès scientifique, de la modernisation linguistique et de la diffusion du savoir auprès d’un grand public.
Son projet éducatif relève du désir de rehausser le statut de la langue arabe et de favoriser sa diffusion ; il s’inscrit dans une démarche plus large de réforme linguistique et culturelle. Fāris Chidyāq, intellectuel aux multiples facettes, incarne lui-même cette complexité : son parcours religieux — du maronisme au protestantisme, puis au catholicisme, puis à l’islam — témoigne de son esprit critique, de son engagement dans les débats religieux et sociaux de son temps. Ainsi, ce livre n’est pas seulement un manuel scolaire ; il représente une expérience pionnière d’enseignement de l’arabe dans un contexte européen, et un jalon important dans l’histoire de l’imprimé arabe moderne.
Meriem Ben Ammar
Stagiaire au Service des collections remarquables en 2025
Liste des ouvrages en arabe (les titres sont ici traduits en français) :
[Bible], Londres, William Mavor Watts, 1844
DIEGO LIZARRAKOA, [Traité sur les vanités du monde], Jérusalem, Franciscan Printing Press, 1860-1861
SEGUR, Louis-Gaston de, [Causeries familières sur le protestantisme d’aujourd’hui], Beyrouth, Imprimerie catholique, 1868
TUKI, Raphael, [Le livre du service des secrets sacrés et les funérailles], Rome, 1763
Sélection d’ouvrages d’auteurs arabes traduits en latin :
ABŪ AL-FIDĀ, Ismāʿīl ibn ʿAlī ibn Maḥmūd, Africa, Göttingen, Johann Christian Dieterich, 1791
AVERROÈS, Paraphrasis super libros de Republica Platonis, Rome, Valerio et Luigi Dorico, 1539